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jeudi, 31 octobre 2019

L'ART DE CABU

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Cabu par lui-même. Dessin publié par Le Canard enchaîné le 14 janvier 2015. Janvier 2015, ça vous dit quelque chose ?

***

QU'UNE CHOSE SOIT D'ABORD BIEN ENTENDUE :

POUR MOI, en plus d'être un reporter accompli, CABU EST UN ARTISTE !

Me replongeant dans ma collection des premiers numéros de La Gueule ouverte, je suis (re)tombé sur la série que Cabu avait publiée dans les sept ou huit premiers numéros. J'ai veillé comme une vestale sur cette relique d'un temps où l'on pouvait encore espérer que les hauts responsables politiques et économiques avaient assez de bon sens pour arrêter le massacre. On est fondé à se dire aujourd'hui qu'il était alors encore temps d'agir. C'étaient les temps héroïques si vous voulez, bien que je n'aie jamais aperçu à l'époque la moindre silhouette de l'ombre d'un héros. 

bande dessinée,la gueule ouverte,lyon,chalons-sur-marne,jean degraeve maire de chalons sur marne,louis pradel maire de lyonIl me reste 23 numéros sur les 24 alors achetés, dont deux fois le n°13 avec une femme à poil en couverture : on me dira ce qu'on voudra, mais j'avais déjà trouvé l'image d'un goût très douteux, et aggravé par les légendes qui se voudraient "clin d’œil". J'ai acheté plusieurs fois le n°1 : je ne sais pourquoi il a persisté dans l'absence. C'est dommage : c'était un saisissant profil de bébé au trait par Maître Pierre Fournier (mort avant la parution du n°5) en personne, qui savait diablement dessiner.

On ne peut pas "stricto sensu" prétendre que la Gueule ouverte était une revue de BD, certes non. Seulement il se trouve que trois grands maîtres donnaient à Fournier une page entière, parfois deux, dans ce qui était alors un mensuel. J'ai nommé Gébé, Jean-Marc Reiser et Cabu.

Les pages de Gébé étaient, disons, les plus ... cérébrales. Celles de Reiser décrivaient au lecteur, en long et en large, les bienfaits de l'énergie solaire ainsi que quelques idées toutes bêtes et toutes simples pour la mettre en œuvre dans sa propre maison. En plus et comme d'habitude, Reiser poussait le plus loin possible le bouchon de la drôlerie

Cabu avait intitulé sa série "Mut-Mut" : il croquait avec précision et percussion les mutations de Chalons-sur-Marne sous les coups du bétonneur, modernisateur (en réalité : le destructeur) Jean Degraeve, maire de la ville. Bon, ça n'avait pas grand-chose d'original : nous, à Lyon, nous avions Louis Pradel, et la taille de la ville lui donnait des moyens de destruction bien supérieurs. J'ai publié ici deux billets rendant compte du reportage assez pointu que Cabu avait consacré à notre belle ville dans La France des beaufs (2 et 3 mars 2016).

Ci-dessous, les "dégâts" de la "modernisation" à la Jean Degraeve sur la gare de Chalons (La Gueule ouverte, n°13, nov.1973).

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Il y a même, tout en haut, un cavalier qui fait du jumping  sur le passage à niveau.

Le voilà, l'art de Cabu. D'un certain côté, ça me fait penser à Dubout : un dessin de dimension humaine, mais avec toutes sortes d'exemplaires de l'humanité vaillante, vacillante, variante et débordante. En un mot : ça grouille de vies. Survoler un pareil dessin, c'est n'avoir rien compris et gâcher la marchandise. Je regrette que le format du blog ne permette pas de rendre à Cabu la justice qui lui est due.

Les quatre petits bouts d'image grossies (disons quatre saynètes) qu'on voit ci-dessous viennent tous du bord haut gauche du dessin. Il aurait fallu donner le même coup de projecteur sur chaque partie : le "pal" installé dans la salle d'attente pour dissuader les voyageurs, la fille du chef de gare donnant son corps à un militaire dans l'espoir de faire classer la ligne comme "stratégique", l'employé SNCF qui a transformé le ballast entre les rails en jardin potager, le député du coin posant l'oreille sur un rail dans l'espoir de communiquer avec le directeur de la SNCF, etc..

Il faut avoir de meilleurs yeux ici que dans le format original : La Gueule ouverte avait, aux origines, un format invraisemblable, incompatible avec le format A4, impossible donc à reproduire de façon confortable. Oui, je sais que Charlie Hebdo, c'est pareil : on doit couper pour partager, et c'est un crime de couper. Décidément, l'équipe (Hara Kiri, Charlie et compagnie) n'était pas aux normes. 

Dans l'ensemble du dessin, je compte plus de vingt de ces saynètes, plus ou moins marrantes ou scandaleuses, plus ou moins déchirantes ou poilantes, plus ou moins politiques aussi. Cabu bourre son dessin de la foule de ces petits croquis qu'il avait l'art d'exécuter « de chic » (comme on ne dit plus). Cela fait, si je compte bien, plus de vingt véritables trouvailles, je dirais "vingt regards" si l'expression n'était pas déjà prise par un grand maître de la musique du vingtième siècle (Messiaen, évidemment). 

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Mais Cabu, avec toute la tendresse naturelle qui est la sienne, peut être, quand il s'y met, d'une férocité et d'une violence sans limite, comme le montre l'insecte humain dessiné ci-dessous, paru dans le n°23 de La Gueule ouverte en septembre 1974, inspiré par les propos entendus dans une conférence "mondiale" sur la surpopulation, tenue à Bucarest. Suivent quelques images piquées dans les mêmes circonstances. 

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Pour la férocité, Cabu n'a rien à envier à Reiser.

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mardi, 29 octobre 2019

FASCISME ECONOMIQUE ...

... J'ENFONCE LE CLOU.

(voir ici au 26 octobre)

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C’ÉTAIT EN 1974 (sauf les incrustations),

IL Y A QUARANTE-CINQ ANS.

La préoccupation proprement écologique qui a imprégné les années 1970 se doublait de préoccupations beaucoup plus vastes et essentielles, je veux dire de préoccupations entièrement politiques, sociales, sociétales, psychologiques, mentales, intellectuelles, etc.

Et bien entendu de préoccupations économiques, l'économie étant alors déjà devenue la moderne dictature qui met les milliards de vies de l'humanité en coupe réglée. Et c'était avant la financiarisation de l'économie, avant la numérisation de tout, avant le processus de Grande Privatisation de Tout, avant la robotisation, avant l'Intelligence Artificielle, avant ..., avant ..., etc.

Les "écologistes" de l'époque, vous savez, ces rêveurs impénitents incapables de tenir compte des "réalités", avaient parfaitement compris que les grandes compagnies multinationales ("transnationales" si vous voulez) avaient déjà pris le dessus sur les forces politiques nationales et internationales (ONU, etc.). Les capitaines d'industrie étaient déjà plus puissants que des chefs d'Etat, même si ça ne sautait pas encore aux yeux.

Les mêmes écologistes avaient compris que celui qui fabrique la structure dans les cellules de laquelle vit l'humanité de la Terre et qui en détient les clés exerce de fait la fonction de Maître du monde. Et la structure efficace, je veux dire celle qui a des effets sur la réalité, ne se trouvait déjà plus dans la politique, mais dans les forces économiques. 

Pierre Fournier qui, en compagnie de quelques-uns, a fondé La Gueule ouverte en 1972, avait parfaitement compris que l'ordre anti-écologique (l'économie capitaliste triomphante) qui était en train de s'installer était aussi un ordre politique, un ordre qui, parlant au nom de la liberté (liberté d'entreprendre, liberté des échanges commerciaux, liberté d'embaucher, d'exploiter, de licencier), rendait inimaginables la dissidence, la sécession et la révolte.

Autrement dit : tuait dans l’œuf l'idée même et le désir de liberté (je parle de la vraie liberté, qui est celle du vrai courage : la liberté de dire non, quelles que soient les conséquences pour soi-même – je pense par exemple à Liu Xiao Bô).

La seule et unique perspective offerte aux hommes aujourd'hui, c'est la compétition sauvage et sans pitié. Individus, entreprises, populations, Etats se retrouvent broyés dans l'engrenage de cette machine. C'est ça, le fascisme économique.

L'ordre économique qui règne aujourd'hui sur le monde, et qui le mène à sa perte, est désormais une entité surhumaine, inatteignable et toute-puissante. Une entité qui exerce un pouvoir que tous les mots disponibles peuvent critiquer, attaquer ou dénoncer, mais que nul acte venu de foules globalement assujetties n'est en mesure d'ébranler.

***

Ce que j'avais ajouté le 27/10.

J'ai omis de préciser que le dessin de Gébé figurait en "une" du n°16 de La Gueule ouverte (février 1974) sous le titre suivant, que je trouve évocateur, et tout à fait dans l'optique où je l'ai présenté. Les GAFA dont on parle aujourd'hui sont encore plus puissants qu'à l'époque, puisqu'ils échappent totalement à l'autorité des Etats (mais l'Etat américain se félicite de la chose).

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Derrière les puissants de l'économie, le régime politique.

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Et pour enfoncer le clou de cette vision des choses, voici la une de juin 1974 par le grand Cabu. Pour un Sivens ou un Notre-Dame-des-Landes, combien de triangles de Gonesse, de GCO de Strasbourg, "Anneau des Sciences" à la Métropole de Lyon ? J'en passe et des meilleurs.

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Ajout du 29/10.

Et ci-dessous un autre aspect du n°16 de La Gueule ouverte de février 1974 (toujours Cabu, évidemment).

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Dans cette espèce de bibendum Michelin, on reconnaît le Pompidou de la fin, dopé à la cortisone et aux multinationales. Ajouter aux marques présentes Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Twitter, etc.

Tout est là, tout est clair, on ne pourra pas dire qu'on ne savait pas.

samedi, 05 octobre 2019

LE GÉNIE DE CABU

Cabu est mort en 2015, en pleine possession de ses facultés.

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Cabu, immortalisé par son fils Mano.

Chirac est mort en 2019, et certains susurrent qu'il était gaga. Cela n'empêche pas que tout le monde y est allé de sa larme et de son anecdote personnelle sur le cercueil de celui qui est désormais désigné par les sondages comme étant le meilleur président qu'ait eu la V° République (énormité proférée par le gloubiboulga qu'on appelle "opinion publique"). Tous ces refrains ne font que reprendre la musique dont Georges Brassens avait enrobé ces paroles définitives :

« Il est toujours joli, le temps passé,

Une fois qu'ils ont cassé leur pi-ipe,

On pardonne à tous ceux qui nous ont offensé,

Les morts sont tous des braves ty-ypes ».

On a moins entendu rappeler le slogan que portaient les banderoles dans les rues de France après le 21 avril 2002 : « Plutôt l'escroc que le facho ». Les électeurs ne voulaient certes pas de Jean-Marie Le Pen, mais ils ne se faisaient aucune illusion sur les qualités morales intrinsèques de l'homme qui lui était opposé. Résultat : 82% ! Tous les bons vivants auraient aimé se retrouver à table avec Chirac, et tout le monde se souvient de sa poignée de main, généreuse et franche, quelles que fussent les circonstances.

Tout le monde (ou presque) a oublié le reste. Est-ce que c'était Chirac, l'histoire de la chasse d'eau qu'on tirait chaque fois qu'on ouvrait le coffre-fort pour en sortir des billets de banque ? Je ne sais plus, mais on pourrait aussi parler du château de Bity et de sa restauration complète, qui n'avait pas coûté trop cher au couple Chirac.

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Tiens, à propos de poignée de main (et le regard lourd de sous-entendus que Cabu a fait à la vache !).

Heureusement, tout le monde n'a pas la mémoire sélective, et Le Canard enchaîné ne s'est pas fait faute, le mercredi 2 octobre, de rappeler quelques épisodes qui ont accompagné les quarante ans de "vie politique" de ce "dernier grand fauve", comme certains anciens adversaires ont consenti à le qualifier devant les micros, pour mieux disqualifier la profession de politicien. Et pour rendre cet "hommage", le Canard a donné avec raison la place d'honneur à Cabu. Tous les dessins (sauf un) de la page 4 sont signés Cabu. Heureusement qu'il y a le Canard pour se souvenir de Cabu et de toutes les faces cachées de Chirac, que le dessinateur adorait croquer et mettre au premier plan.

Cabu est mort il y aura bientôt cinq ans. Il n'a pas été remplacé. Nul n'a hérité son trait virtuose qui savait saisir un geste, dessiner un visage, synthétiser une situation, ni son regard souvent féroce, qui atteignait la cible au cœur. Quelques-uns seulement savent, comme lui, faire rire au sujet de réalités (à commencer par les fripouilleries impunies) plutôt faites pour susciter la rage.

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Inutile de faire l'éloge de Cabu : je ne me console pas de sa perte. Quelques dessinateurs s'efforcent de lui emboîter le pas et de porter la plume dans la plaie. La plupart collaborent précisément au Canard enchaîné : Pétillon, Aurel, Lefred-Thouron, Dutreix, Diego Aranega, l'indétrônable Escaro, Delambre, Wozniak, Kerleroux, Kiro, plusieurs autres. Dutreix, après l'attentat, avait donné un dessin extraordinaire (Cabu est le plus chevelu de l'équipe).

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Le Canard enchaîné est le dernier refuge du dessin de presse et de la satire (le New York Times vient de les bannir de ses pages, à cause de la "political correctness"). Je compte pour pas grand-chose le pauvre dessin de une que Plantu livre laborieusement au journal Le Monde : il est tellement tenu par la "ligne éditoriale" que ses dents (s'il en a) sont limées à ras. Qui pourrait dire quelle "ligne éditoriale" Cabu avait décidé de suivre, en dehors de la sienne propre ?

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Quant à Charlie Hebdo, je ne l'achète plus depuis très longtemps, déserté qu'il est par les dessinateurs de talent, je veux dire envahi qu'il est par des tâcherons qui ne savent plus faire rire et qui ne connaissent plus que le coup de poing graphique, la brutalité dessinée, la force hargneuse. Cabu, lui, frappait fort, mais ajoutait une règle impérative à l'exigence de percussion : faire rire. La plupart du temps, au kiosque, le mercredi, je jette un regard désolé sur la couverture de Charlie-Hebdo, et je passe mon chemin : trop laide. Des talents y sont-ils maintenant revenus ? Peut-être devrais-je l'ouvrir de temps en temps, qui sait ?

Le Canard enchaîné, par bonheur, entretient la flamme du souvenir de son soldat bien connu, Cabu, en couronnant ses pages intérieures d'une drôle de guirlande : son trombinoscope politique (j'ai compté 41 bobines : il y a des redites). Car Cabu a passé de très longues années à portraiturer la classe politique française, sans lui faire aucun cadeau : il n'y a qu'à puiser et, mis à part quelques éphémères feux de paille politiques trop vite passés à la trappe pour laisser le souvenir de leur trombine, on reconnaît au premier coup d’œil les pipes de tir forain que Cabu ajustait sous sa plume. Je ne remercierai jamais assez Le Canard enchaîné de cette fidélité à un de ses piliers, tragiquement effondré.

Chirac était indéniablement un de ses favoris, mais il y en avait d'autres, immédiatement reconnaissables, et dont quelques-uns sont des chefs-d'œuvre. J'adore le sournois sinusoïdal de son curé faux-jeton, qu'il n'y a pas besoin de nommer. C'est mon préféré : combien de traits pour faire éclater la tartuferie de l'individu (vous savez : « La route est droite, mais la pente est forte ») ?

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Et tout le monde connaît cet objet de vindicte qu'il avait en horreur.

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Mais on trouve, bien des années avant la mort de Chirac, qui n'était alors que maire de Paris et député, des images très différentes du bonhomme, qui n'était pas encore le vieillard débonnaire et consensuel (« usé, fatigué », disait Jospin en 2002, il avait raison) que les Français élisent désormais par sondage (dessin paru dans La France des beaufs, Editions du Square, 1979).

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Quarante ans avant, on le reconnaît déjà infailliblement, mais comme spécialiste de l'aboiement et du coup de menton, qu'il n'avait pas encore quadruple, et avec de grandes canines pour la conquête du pouvoir qui lui manquait. Élu président de la République, il a eu douze ans pour digérer sa satisfaction satisfaite.

Cabu l'a suivi attentivement.

Merde à Chirac ! Merci au Canard enchaîné ! Gloire à Cabu !

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 18 janvier 2015

POUR REISER, HOMME LIBRE

CABU, WOLINSKI, REISER ET LES AUTRES (2)

 

REISER, LE DROIT DE SE MOQUER DE TOUT

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11 novembre 1976

 

 

Je crains que les mots « liberté d’expression » ou « laïcité » soient devenus de simples déguisements dans la bouche de ces hauts-parleurs médiatiques que sont les responsables politiques, en tête desquels on trouve deux présidents de la République, l’ancien et le nouveau-eau-eau : Nicolas Sarkozy et François Hollande.

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27 janvier 1975

J’avoue que voir Balladur défiler pour Cabu à Paris le 11 janvier m’a fait un effet pathétique. Vraiment, le monsieur est d’une magnanimité, d’une générosité à couper le souffle. Effacer, pardonner ainsi les centaines de dessins où Cabu l’a croqué en Louis XV perruqué, au port de tête majestueux, à l’attitude toute de raideur et de dédain, voituré dans sa chaise à porteur par des larbins endimanchés. Votre Majesté est trop bonne, vraiment !

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1976

C’est que, pour Charlie Hebdo, la pratique de la liberté d’expression reposait sur un socle unique : le droit de se moquer de tout et de tous. D’égratigner l’image de tous ceux qui se prennent au sérieux. Ou qui se sont rendus odieux. Pour ça, je crois que Reiser reste encore sans égal. Le plus féroce, c’était lui. 

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1974

Ce qui ne veut pas dire que Cabu hésitait à forcer le trait et à y aller de sa vacherie. Il avait un sens aigu de la dérision. Mais sa méchanceté ne franchissait jamais une ligne invisible. J’appellerais ça, volontiers, une forme de pudeur.

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1975

Reiser, lui, fonçait. Pas de ligne invisible. Il dessinait des bites, des chattes, des trous du cul, au repos, en action, dans toutes sortes de positions. Des féministes ridicules, des hippies grotesques, des homosexuels, des musulmans, tout y passait. Là où Cabu semblait retenir son trait, reculait devant ce que tout le monde appelle la « vulgarité », Reiser lâchait la bride à sa monture. Il la laissait, comme on dit, « s’emballer », avec délectation. Reiser se permettait de se moquer de tout. Non sans une certaine tendresse parfois, mais se moquer. Et se moquer vraiment de tout.

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1974

Maintenant, qu’est-ce qui différencie les deux compères de la génération suivante de Charlie, les Charb, Luz, Riss ? Du Charlie de Philippe Val, vous savez, l’arriviste qui, ayant goûté au pouvoir, s’est dit que oui, somme toute, le néo-ultra-libéralisme n’avait décidément pas que des mauvais côtés ?

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1974

Et pourquoi ai-je un jour cessé d’acheter Charlie Hebdo ? Il me semble que c’est parce que les grands anciens (Gébé, Reiser, Cabu, Wolinski, Cavanna, Delfeil de Ton et même Siné), ne se contentaient pas de mordre et de s’opposer. Ils avaient, comment dire, le « trait existentiel ». Ils portaient une idée, celle de la société dans laquelle ils auraient aimé vivre. 

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La « pensée » de leurs dessins émanait d’une analyse et d’un regard sur le monde qui avaient une profondeur. Ils véhiculaient une utopie, si vous voulez (« stop-crève » pour ceux qui se rappellent Cavanna, pour Reiser l’énergie solaire dans une société plus ou moins libertaire, l'an 01 pour Gébé, etc.). Je me demande si ce n’est pas ça précisément qui manquait au dernier Charlie Hebdo : le souffle et la profondeur d'une pensée véritable. Et l’équipe, même avec Bernard Maris, en restait un peu trop au constat. Et puis franchement, je ne peux m’empêcher de trouver les dessins d’une assez grande médiocrité. Je suis désolé d’oser le dire : Reiser et Cabu, eux, ils avaient du style

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1974

Que voulez-vous, je n’aime certes pas le Front National, mais dessiner sur la double page centrale un étron gigantesque censé représenter Marine Le Pen, je trouve que c’est une analyse pour le moins sommaire, schématique, rudimentaire. C'est finalement très bête. Aussi bête qu'une justice expéditive. On n’évacue pas un problème réel et complexe simplement en tirant la chasse d’eau. Virtuelle, la chasse d'eau, évidemment.

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Pareil avec l’Islam. Au fait, j’ai un aveu à faire : je ne comprends pas la couverture du n°1178, vous savez, le dernier, celui à propos duquel on trouve partout des affichettes portant « Désolé, plus de Charlie ». Je ne comprends pas que tout le monde brandisse comme un trophée un dessin d’une aussi terrible ambiguïté. « Tout est pardonné », je veux bien, mais qui pardonne ? A qui ? Et le barbu enturbanné qui y va d’une petite larme, qui est-ce ? Mahomet, vraiment ? Bon, on va me dire que je cherche la petite bête.

 

Reiser, lui, avait la grossièreté subtile et percutante. Pourquoi a-t-il eu cette idée idiote de mourir de maladie ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

lundi, 12 janvier 2015

POUR CABU

CABU, WOLINSKI, REISER ET QUELQUES AUTRES (1)

 

Cabu se serait bien marré. Non : Cabu serait tombé sur le cul, les yeux écarquillés, frappé d'incrédulité, hurlant de rire, et se serait pincé pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Netanyahou, Abbas, Merkel, Cameron, Hollande, Lavrov, Renzi et un tas de puissants et d'autres huiles politiques défiler, graves et déterminés, « tous ensemble, tous ensemble », derrière la banderole qui proclamait « Je suis Charlie ». Enorme. 

J'ai quand même du mal à imaginer sincères tous ces puissants de la terre derrière la banderole portant le titre d'un journal qui s'était donné pour mission de dézinguer toutes les "grandes figures", en effigie, s'il vous plaît. Ou si vous préférez, de leur tirer dessus à balles métaphoriques. 

J'espère seulement que le sursaut grandiose des Français par millions aura des prolongements dans la réalité concrète. Cela n'est pas gagné d'avance (se rappeler l'élection d'un escroc avec 82% des voix en 2002 pour empêcher l'élection d'un facho). Le problème, c'est qu'il va falloir réfléchir un peu. Essayer de faire converger des analyses de la situation. On appellerait cette fiction l'unité nationale. C'est ça qui n'est pas gagné.

 

Cabu est mort. Assassiné. Pas par un de ses propres « beaufs ». Pas non plus par une de ses propres badernes plus ou moins galonnées, celle nommée « adjudant Kronenbourg ». Mais par les balles d'un cinglé en état d'ébriété avancée, shooté à l'alcool du fanatisme religieux, plus puissant et destructeur qu'une caisse de grenades défensives (vous savez, les quadrillées) dégoupillées. Ces types-là, en tuant Cabu, ils viennent de m'arracher une partie de moi-même. J'exagère à peine.

 

Cabu est mort. Cette phrase, dans sa simplicité brutale, n’est pas entrée dans mon cerveau. Pas encore. Mais je sais qu’il va bien falloir qu’il s’y fasse, mon cerveau. Mais il va falloir qu'il fasse un effort pour se dire une fois pour toutes que non, ce vieux compagnon de route dont il a suivi tout le parcours, pas depuis le début, mais pas loin, ne posera plus jamais dans la presse libre les balises de ses dessins au trait acéré.

 

Cabu, je l’ai découvert dans Pilote. Facile : Le Grand Duduche est inscrit dans l’architectonique de la Bande Dessinée française, au même titre que le Beauf, le sergent Kronenbourg et la Fille du Proviseur. Ah, la Fille du Proviseur !...

 

Cabu était antimilitariste et pacifiste intégral. Il avait le droit : c’était cohérent avec le reste de sa vie. Je ne le suivais pas là-dessus. Aujourd’hui, les humanitaires, ces pacifistes revisités par le besoin pressant de sauver le monde, se font couper la tête.

 

Sans se rendre compte que l’existence de toutes les « ONG » et autres myriades d’associations humanitaires tient compagnie et fait escorte à l’accroissement de la violence et de la guerre dans le monde, puisqu’elles n’empêcheront jamais les dévastations et les cruautés.

 

Dans le même temps, grâce à leurs interventions, les dictateurs les plus cruels peuvent commettre tous les crimes qu’ils veulent en se disant que les conséquences de leurs actes seront (tant bien que mal) adoucies et corrigées par le travail de tous ces gens au si bon cœur, qui sont l'avatar contemporain de ceux que Lénine appelait les « Idiots Utiles ».

 

Et les Etats qui forment l’introuvable « communauté internationale » se voient, par ce même travail, débarrassés des charges et des devoirs qui leur incomberaient si les ONG et les « humanitaires » n’existaient pas.  Comme si, entre les ONG et les bourreaux, s’était installée une assez intéressante division du travail.

 

Tout ça pour dire que ce qui me reste de Cabu n’est pas, et loin de là, l’ensemble de ses positions. Ce qui me reste, c’est d’abord la virtuosité et la férocité de son trait, additionnées de la pertinence percutante de ses légendes et dialogues. Ce qui me reste, c'est l'œuvre de ce dessinateur de presse à la créativité infatigable et à la trajectoire impeccable. Ce qui me reste, c'est son talent. Non, ce qui me reste, à vrai dire, c'est son génie. Dans son genre, certes, mais j'insiste : son génie.

 

C’est la base de la caricature : saisir l’essentiel d'un caractère, d'une silhouette, d’un ridicule, d’un personnage public, d’un type d’homme, puis le grossir jusqu’à obtenir la plus grande puissance d’impact. Dans ce domaine, le regard et la main de Cabu, depuis Hara Kiri et Pilote jusqu’à Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné, sont uniques, et à leur manière, insurpassables. Regardez l'effet mahousse qu'a eu son dessin de Mahomet (en 2006 si je me souviens bien).

 

Et puis franchement, Cabu, c’est un peu d’abord mon histoire à moi. Je l’ai donc découvert dans Pilote. Je ne me rappelle plus grand-chose de son époque Hara Kiri. J’ai suivi son travail quand il travaillait pour Hara Kiri Hebdo, puis, à partir de la mort de De Gaulle en 1970 (« Bal tragique à Colombey »), dans Charlie Hebdo

 

Sans adhérer, j’étais sensible à sa façon de parler de la réalité, peut-être le recul ironique, peut-être l’insolence et l’irrespect. Peut-être encore une certaine façon de récuser l’autorité des autorités.

 

Et puis Cabu, pour moi, c’est aussi un goût pour la musique qui tombe exactement en résonance avec le mien. Cabu était capable de vous chanter par cœur au débotté « Mam’selle Clio » ou « Le débit de l’eau » (ai-je besoin de préciser qu'on parle de Charles Trenet ?). De s’enthousiasmer pour Cab Calloway, bon, c’est du grand orchestre comme je n’aime pas trop le jazz, mais c’est du swing, et ça swingue.

 

Et puis Cabu, j’avais adoré certaines pages. Me vient à l’esprit le canular que cette bande de copains de Châlons-sur-Marne avait monté à l’époque du Strasbourg-Paris à la marche. Un type, suivi par quelques entraîneurs, encourageurs et amis, s’était présenté un peu en avance sur l’horaire prévu dans les rues de la ville. La blague avait consisté à se faire offrir le champagne et autres gourmandises par un cabaretier de la ville, particulièrement renommé pour son avarice. Le marcheur s'appelait Georges Schmitt. Cabu organisait. L'histoire se passait en 1959. Schmitt l'évoque dans un article de L'Union L'Ardennais du 25 novembre 2011.

 

Bref, ce que j’apprécie chez Cabu, fidèle tout au long de son existence à certaines préoccupations, c’est sa haine de la suffisance et de la bêtise, de l’arrogance et de la puissance, du pouvoir installé et de la bureaucratie déconnectée de toute réalité. C’est une question d’attitude générale face au monde tel qu’il est. Je garde de lui le souvenir d’un infatigable poseur de questions (toujours « à quoi ça sert ? » passe avant « comment ça marche ? »). Un peu de philosophie, que diable, avant de tomber à genoux pour s'extasier devant les prouesses de la technique.

 

Cabu ne sera pas remplacé. Je suis français. Je suis en deuil.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

dimanche, 29 décembre 2013

IRRECUPERABLE REISER

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J’ai entendu récemment monsieur Jean-Marc Parisis parler du dessinateur Reiser, auquel il a consacré en 1995 un ouvrage biographique. Je ne l'ai pas lu, mais sur le principe, j'y vois un travail salutaire, car Reiser est quelqu’un de bien oublié, alors que tout son travail pourrait servir de leçon (en forme de volée de bois vert) à tous les caricaturistes et dessinateurs de presse d’aujourd’hui, dont j’excepte cependant Cabu, Willem et quelques autres. Ceux du Charlie Hebdo qu'on connaît aujourd'hui, en comparaison, la jouent « petits bras », quand ce n'est pas carrément « bras cassé ». 

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Quand je pense à Reiser, le pauvre dessin que Plantu inflige au lecteur en première page du Monde m’apparaît d’autant plus misérable. Mais j’imagine bien que si Plantu s’inspirait tant soit peu de Reiser, il se ferait séance tenante virer du « journal de référence ».

 

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Pour une raison très simple : Reiser est l’archétype même du dessinateur libre. La caractéristique principale de cette liberté, s’agissant de Reiser, c’est la férocité. Au 19ème siècle, on aurait dit que l’artiste « porte le fer dans la plaie ». Quant à Jean-Marc Parisis, je me rappelle avoir lu, il y a fort longtemps, La Mélancolie des fast foods (1987). Je me souviens d’un roman nerveux, rapide et non dénué de violence. L’intérêt manifesté par l’auteur pour Reiser n’est donc pas incohérent.

 

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Les deux « pères » de Reiser dans le métier furent Georges Bernier, alias Professeur Choron, l’inénarrable, l’indécrottable, l’insupportable et toujours imbibé Professeur Choron. Pour dire que la première maison qui abrita le dessinateur s’appelait Hara Kiri, « journal bête et méchant ». Il faut s’en féliciter : c’était en quelque sorte un habitat naturel pour lui.

 

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Dans les années 1990, Delfeil de Ton eut l’idée formidable de réunir tous les dessins que Reiser avait faits pour la presse, à commencer par Charlie Hebdo, qui n’avaient pas fait l’objet d’une publication en albums. Résultat : neuf volumes, publiés de 1994 à 2001 aux éditions Albin Michel.

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J’ai essayé ici de donner une petite idée de la liberté que prenait Reiser avec tous les « groupes », toutes les « minorités » qui font régner aujourd’hui la terreur parmi les adeptes de la liberté d’expression.

 

S’il n’était pas mort à temps pour ne pas voir le nouvel ordre moral et punitif, et la gravissime gravité d'une bienpensance tartufière, conformiste et cérémonieuse s’abattre sur le pauvre monde comme la dalle de granit se referme sur le caveau fraîchement creusé, on pourrait sans doute dire à présent : « Reiser ? Combien de condamnations ? ».

 

Qu’il s’agisse des femmes (qu'il adorait), des nègres, des pédés, des parents, des gouvernants, des écologistes, des curés, des vieux, des handicapés (= les tabous d'aujourd'hui = autant de motifs de correctionnelle) tout le monde en prenait joyeusement pour son grade. Et pour le dessin d'actualité, Reiser, il se posait un peu là.

 

C'était l'époque de Coluche, de Desproges, ... et de Reiser.

 

Heureux temps.

 

Voilà ce que je dis, moi.